La tradition orale : une autre façon de concevoir le passé

Dans cet article, l’anthropologue Sylvie Vincent examine de quelles manières les sources orales ont pris de plus en plus d’importance avec le temps et constituent Ă  prĂ©sent une voie indispensable permettant de comprendre le passĂ©.

Écrit par Sylvie Vincent

Mis en ligne le 3 juin 2021

NDLR Ce texte est un extrait d’un chapitre de Sylvie Vincent intitulĂ© « La tradition orale : une autre façon de concevoir le passĂ© Â», publiĂ© dans Alain Beaulieu, StĂ©phan Gervais et Martin Papillon (dir.), Les Autochtones et le QuĂ©bec : Des premiers contacts au Plan Nord, Les Presses de l’UniversitĂ© de MontrĂ©al, MontrĂ©al, p. 75-91. Nous avons utilisĂ© la graphie rectifiĂ©e.

Les sources de nos connaissances sur le passé sont diverses. Les premières qui viennent généralement à l’esprit sont les sources écrites et les sources matérielles. Bien que moins connues, les sources orales ont pris de plus en plus d’importance depuis le milieu du XXe siècle, en raison notamment des travaux effectués en Afrique et auprès des Autochtones des Amériques. Elles constituent une troisième voie permettant d’appréhender le passé.

OralitĂ©, sources orales et tradition orale 

On a souvent tendance Ă  imaginer que les peuples qui appartiennent Ă  des cultures de tradition Ă©crite ont perdu leurs traditions orales et que ceux dont la culture est essentiellement orale n’utilisent pas l’écriture. La rĂ©alitĂ© est plus complexe, les peuples ayant gĂ©nĂ©ralement recours Ă  la fois Ă  l’oralitĂ© et Ă  l’écriture, mais dans des proportions diffĂ©rentes (Calvet, 1984 : 6).

Ainsi, on peut recueillir en France des rĂ©cits qui se sont transmis verbalement gĂ©nĂ©ration après gĂ©nĂ©ration depuis plusieurs siècles1 tandis que, tout en Ă©tant considĂ©rĂ©s comme les tenants d’une culture de l’oralitĂ©, les Innus du QuĂ©bec2, alphabĂ©tisĂ©s dans leur langue dès le XVIIIe siècle, ont utilisĂ© l’écriture dans des circonstances particulières3. De plus, « l’absence de tradition Ă©crite ne signifie nullement absence de tradition graphique » (Calvet, 1984 : 7).

Cependant, tout en utilisant divers types de signes (ainsi que l’écriture, parfois) afin de communiquer de brefs messages, c’est par l’oralité que les Innus se sont transmis les connaissances reçues de leurs ancêtres, dont les récits sur le passé.

L’histoire orale est le rĂ©sultat du travail d’un historien qui utilise des tĂ©moignages oraux afin de documenter des Ă©vènements qui ne le sont pas, ou pas suffisamment, par les sources Ă©crites. Il s’agit de souvenirs autobiographiques recueillis auprès de personnes qui ont vĂ©cu ces Ă©vènements.  

Alors, qu’entend-on par tradition orale ? Il s’agit d’un ensemble très vaste qui, selon les cultures, inclut diffĂ©rents types de « textes », dont des rĂ©cits historiques, mais aussi des rĂ©cits sur les origines, des contes, des formules, des proverbes, des comptines, des chants, etc. (Moniot, 1974 : 156) 

Vansina, premier chercheur moderne Ă  avoir vĂ©ritablement rĂ©flĂ©chi sur la tradition orale en tant que source pour l’histoire, Ă©crivait au dĂ©but des annĂ©es 1960 — et il l’a redit par la suite — que la tradition orale est faite de messages oraux transmis verbalement de gĂ©nĂ©ration en gĂ©nĂ©ration. Dans cette dĂ©finition, deux conditions sont Ă©noncĂ©es : la transmission doit se faire par la parole, et le message doit franchir plusieurs gĂ©nĂ©rations (Vansina, 1985 : 27). Cette dernière condition permet de bien distinguer histoire orale et tradition orale :

Les sources utilisées par les spécialistes de l’histoire orale sont des souvenirs, des ouï-dire ou des comptes rendus que livrent des témoins oculaires sur des évènements et des situations qui leur sont contemporains, c’est-à-dire qui ont eu lieu du vivant de ces informateurs. Les sources orales sont différentes des traditions orales en ce sens que ces dernières ne sont pas contemporaines de ceux qui les relatent. Elles ont été transmises de bouche à oreille avant que ne viennent au monde ces informateurs (Vansina, 1985 : 12-13; ma traduction ; je souligne).

À mes yeux, la distinction entre histoire orale et tradition orale est essentielle, car elle fait du message de la tradition orale non pas l’expression d’une expérience ou d’un point de vue personnels, mais le résultat d’un savoir sur le passé qui, parce qu’il est hérité des générations antérieures, est un savoir collectif, un savoir partagé. De plus, elle convient parfaitement aux précautions que prennent les Innus avec qui j’ai travaillé. En effet, lorsqu’ils relatent des évènements, ils distinguent ceux dont ils ont été témoins de ceux qui leur ont été rapportés par leurs ainés.

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La tradition orale innue 

Chez les Innus — comme chez la plupart des Algonquiens, des Inuits, des Athabascans —, on distingue deux catĂ©gories de rĂ©cits4, l’une regroupant les rĂ©cits dits « atanukans » et l’autre, les « tipatshimuns ». Savard, qui a analysĂ© plusieurs atanukans innus, les compare aux grands textes, comme l’épopĂ©e de Gilgamesh ou l’Ancien Testament, qui « ont pour objectif de faire coĂŻncider l’apparition de deux ordres de rĂ©alitĂ© : d’une part l’ensemble des règles permettant la reproduction de la sociĂ©tĂ© […] ; d’autre part […] la totalitĂ© du cosmos » (Savard, 2004 : 22). 

L’autre catĂ©gorie de rĂ©cits innus, celle des tipatshimuns5, est celle sur laquelle portera notre attention. L’analyse morphologique du terme utilisĂ© pour dire « il raconte un tipatshimun » — le terme tipatshimu — rĂ©vèle qu’il est formĂ© de la racine tip et de la finale atshimu. Cette finale a le sens de « il raconte ». Quant Ă  la racine, une analyse de l’ethnolinguiste JosĂ© Mailhot indique qu’elle exprime une idĂ©e de coĂŻncidence, de mise en correspondance. La forme verbale tipatshimu peut donc ĂŞtre traduite par : « il raconte en conformitĂ© avec », « il rapporte conformĂ©ment à ». Et c’est Ă  ce qui a Ă©tĂ© vu que le conteur se conforme.

En effet, contrairement aux atanukans, qui sont pourtant considĂ©rĂ©s comme des rĂ©cits vĂ©ridiques, les tipatshimuns ont ceci de particulier qu’ils relatent des Ă©vènements dont des Innus ont Ă©tĂ© tĂ©moins. Le terme tipatshimu peut donc ĂŞtre traduit par : « il raconte une histoire vraie, il rapporte une nouvelle » (Mailhot et Vincent, 1980 : 116-118), ou « il raconte une histoire vĂ©cue, un fait, une nouvelle » (Drapeau, 1999 : 676). 

Une autre façon, plus productive, d’envisager l’ensemble des rĂ©cits de la tradition orale, quelle que soit la catĂ©gorie dont ils font partie, consiste Ă  examiner les grandes Ă©tapes du temps narratif. Les auteurs qui se sont penchĂ©s sur cette question par rapport aux traditions orales de l’AmĂ©rique du Nord distinguent trois grandes pĂ©riodes : celle des origines, celle de la transformation du monde et celle que l’on pourrait dire « moderne » (Thompson, 1929 ; Dundes, 1964 ; Wiget, 1985). 

Dans cette troisième période figurent, outre des temps anciens, des temps proprement historiques dont les évènements, puisqu’ils ont été vécus par des Innus, sont rapportés dans des tipatshimuns. Parmi ceux-ci on trouve par exemple des récits sur des rencontres et des combats avec des membres d’autres peuples (Iroquois, Micmacs, Inuits), sur l’arrivée des premiers Européens, sur les faits et gestes des grands chamanes, sur les missionnaires du XIXe siècle et les rassemblements annuels aux endroits où se donnaient les missions, sur les marchands et le commerce des fourrures, sur les famines, les épidémies, les grandes chasses, les évènements marquants de la vie d’autrefois…

Uepishtikueiau, un rĂ©cit de type historique 

Nous retiendrons comme exemple le récit innu des premières rencontres avec les Français6, récit que l’on peut mettre en parallèle avec celui de Champlain7. Mentionnons ici que la tradition orale, qui est une source pour l’histoire, peut aussi livrer l’interprétation qui a été faite de cette source au fil des générations. Les conteurs, en effet, peuvent agir comme les historiens, qui se prononcent sur le sens à donner aux écrits qu’ils consultent.

Nous soulignerons donc Ă©galement l’interprĂ©tation que firent certains historiens des Ă©crits de Champlain, considĂ©rĂ©s comme la seule source première. Par ailleurs, il est important de rappeler que, non seulement les sources, mais aussi leur interprĂ©tation sont diffĂ©rentes d’une culture Ă  l’autre. 

Ce récit traite d’une entente entre Innus et Français et confirme, à ce sujet, certains éléments de la tradition écrite. Plus exactement, il confirme le récit que Champlain, le seul à l’avoir rapportée directement, fit de cette entente en 1603. Aux yeux de plusieurs historiens, celle-ci constitue le premier traité conclu en Nouvelle-France (Girard et Gagné, 1995 ; D’Avignon, 2008) et elle est majeure, car elle orienta dès le début la politique des alliances françaises avec les peuples amérindiens.

Elle serait en quelque sorte la porte d’entrĂ©e officielle de Champlain et des Français dans ce qui deviendra la Nouvelle-France. Aux yeux des Innus qui l’ont racontĂ©, le rĂ©cit de Uepishtikueiau est un tipatshimun de première importance, car, Ă  partir des Ă©vènements qu’il rapporte, la situation de leur peuple commença Ă  basculer. 

Outre l’existence d’une entente, le rĂ©cit de Uepishtikueiau relate que les Français cherchaient des terres Ă  habiter et Ă  cultiver. De plus, ils voulaient Ă©riger un « magasin ». Bien que les premières annĂ©es du XVIIe siècle n’aient pas Ă©tĂ© très propices au peuplement de la Nouvelle-France, Ă  partir des annĂ©es 1660 (sous l’influence de Jean Talon), la surface cultivĂ©e s’accrut en effet rapidement, et l’on sait que l’Habitation construite Ă  QuĂ©bec par Champlain faisait office Ă  la fois de logement et de comptoir de traite. 

Un autre point est soulignĂ© par les deux traditions : au dĂ©but, les relations entre les deux groupes Ă©taient relativement bonnes, les Innus fournissant de la nourriture aux Français et leur enseignant Ă  survivre dans un environnement dont ces derniers ignoraient tout, les Français procurant Ă©galement de la nourriture, notamment du pain, aux Innus et s’appliquant Ă  apprendre leur langue. Mais elles se dĂ©tĂ©riorèrent bientĂ´t (Delâge, 2009 : 39-48).

Les historiens, d’ailleurs, constatent que Champlain, dans ses Ă©crits et dans ses faits et gestes, finit par occulter l’alliance et n’accorda plus d’importance Ă  ses relations avec les Innus (D’Avignon, 2008 : 137 et suiv.  ; Delâge, 2009 : 48). La tradition orale rapporte aussi, de son cĂ´tĂ©, que, n’ayant plus besoin des Innus et Ă©tant devenus plus nombreux8, les Français s’organisèrent entre eux. Enfin, les deux sources mentionnent le fait que les Innus cessèrent de frĂ©quenter la rĂ©gion de QuĂ©bec (Parent, 1985 : 583-588). 

Cependant, les deux traditions divergent sur plusieurs points. Tout d’abord, si certains Ă©vènements Ă©voquĂ©s concordent, les raisons donnĂ©es pour les dĂ©finir ou les expliquer ne sont pas les mĂŞmes. Ainsi, Champlain Ă©crit qu’il fut annoncĂ© aux Innus rassemblĂ©s Ă  Tadoussac que le roi de France voulait peupler leur terre ; le chef montagnais aurait affirmĂ© « qu’il Ă©tait fort aise que sa dite MajestĂ© peuplât leur terre », ce que plusieurs historiens ont interprĂ©tĂ© comme une autorisation Ă  peupler l’ensemble de la vallĂ©e du Saint-Laurent ou mĂŞme l’ensemble du « pays » (Girard et GagnĂ©, 1995 : 7 ; D’Avignon, 2008 : 477).

La tradition orale innue insiste au contraire sur le fait que seul un lopin de terre dans la rĂ©gion de l’actuelle ville de QuĂ©bec fut offert aux Français (Vincent, 2002 : 101). Un petit groupe d’hommes devait y construire un magasin et y faire un peu d’agriculture. Les ancĂŞtres des Innus, disent les conteurs, n’imaginaient pas que bientĂ´t, annĂ©e après annĂ©e, d’autres voiliers arriveraient avec Ă  leur bord de nouveaux colons et qu’ainsi la population française s’accroitrait considĂ©rablement.

De plus, l’entente ne stipulait pas que les nouveaux venus auraient la possibilitĂ© de pĂ©nĂ©trer dans l’ensemble du territoire innu. On sait d’ailleurs que les Innus firent tout en leur pouvoir pendant plusieurs dĂ©cennies pour empĂŞcher les Français de remonter le Saguenay, de la mĂŞme façon que les Iroquoiens, un peu plus d’un demi-siècle auparavant, avaient tentĂ© d’empĂŞcher Cartier de remonter le Saint-Laurent. La politique innue a longtemps visĂ© Ă  maintenir les Français sur la cĂ´te et Ă  garder le contrĂ´le de l’intĂ©rieur des terres. Cependant, les Français ne tinrent pas compte de l’esprit de cette entente, et on voit aujourd’hui leurs descendants exploiter les terres innues comme s’ils Ă©taient chez eux. 

Comment explique-t-on cette acceptation d’une présence française en terre innue ? D’après Champlain et ceux qui se basent sur ses écrits, les Français auraient assuré aux Innus que Sa Majesté le roi de France désirait faire la paix avec leurs ennemis iroquois ou « leur envoyer des forces pour les vaincre ». Et l’on vit en effet Champlain s’engager aux côtés de ses alliés dans des guerres contre les Iroquois, ce qui laisse supposer que les Français remplirent leur promesse.

La tradition orale a plutĂ´t retenu qu’en Ă©change d’une petite concession de terre, les Français promettaient d’apporter aux Innus une aide alimentaire, qui s’étendrait aussi Ă  leurs descendants. Les Ă©crits de Champlain rapportent que, en effet, « il arriva maintes fois que les Montagnais acculĂ©s Ă  la famine se prĂ©sentent Ă  l’Habitation pour demander du pain et des fèves » (Delâge, 2009 : 40). Ce soutien alimentaire a Ă©tĂ© confirmĂ© par la tradition orale. Par ailleurs, les deux traditions relatent qu’il fut rĂ©ciproque, les Innus pourvoyant largement aux besoins des Français en viande et en poissons.

Cependant, prĂ©cise la tradition orale, cette aide des Français cessa bientĂ´t, et la relation se transforma en une relation marchande dans laquelle les Innus furent souvent flouĂ©s. Il ressort donc du rĂ©cit innu que les Français, en fin de compte, ne respectèrent pas leur promesse et se comportèrent en menteurs et en voleurs. 

Les raisons donnĂ©es pour expliquer le dĂ©part des Innus de la rĂ©gion de QuĂ©bec sont aussi divergentes : les Ă©crits Ă©voquent, entre autres, des Ă©pidĂ©mies et une rarĂ©faction de la faune due Ă  la croissance de la population française (Parent, 1985 : 587-588), tandis que la tradition orale rapporte plutĂ´t que les Innus cessèrent de frĂ©quenter QuĂ©bec parce que les Français leur tiraient dessus quand ils s’y prĂ©sentaient.

La tradition Ă©crite fait Ă©tat de la tension entre les deux groupes, de meurtres perpĂ©trĂ©s par des Innus, de l’espoir secret qu’ils auraient eu d’attaquer QuĂ©bec et d’en dĂ©loger les Français (Delâge, 2009 : 46). Mais, alors que la tradition orale mentionne ces tensions et fait Ă©tat de nombreux morts de part et d’autre, la tradition Ă©crite ne parle pas d’assassinats d’Innus par des Français et n’en fait pas la raison pour laquelle les ancĂŞtres des Innus ont cessĂ© de frĂ©quenter la rĂ©gion de QuĂ©bec. 

La tradition orale innue fait ainsi Ă©tat d’évènements sur lesquels les Ă©crits sont silencieux ou dont ils parlent Ă  peine. Certains aspects qui avaient Ă©chappĂ© Ă  l’histoire officielle, comme l’hĂ©sitation des Innus Ă  accepter la prĂ©sence des Français et mĂŞme leur tentative de repousser ces derniers, trouvent maintenant des Ă©chos dans les recherches des historiens spĂ©cialisĂ©s dans l’histoire des Premières Nations (Delâge, 2009 : 46-47).

D’autres Ă©lĂ©ments, comme le fait que l’entente comportait une promesse d’aide Ă©conomique, ne figurent pas dans les Ă©crits des historiens, qui, suivant en cela Champlain, soulignent l’aspect militaire de cette entente et le fait qu’elle permettait la colonisation (Trigger, 1991 : 221, 225, 228 ; Girard et GagnĂ©, 1995 : 5-7 ; D’Avignon, 2008). En posant un autre regard sur les Ă©vènements, la tradition orale, en plus de donner la perspective des Innus quant Ă  l’arrivĂ©e des Français sur leurs terres, suscite des questions et poussera peut-ĂŞtre les historiens Ă  approfondir leurs recherches. 

Par ailleurs, les rĂ©cits oraux documentent des Ă©vènements auxquels n’ont pas participĂ© les EuropĂ©ens et qui, pourtant, font partie de l’histoire du QuĂ©bec. Ainsi, les combats entre Innus et Inuits ou entre Innus et Micmacs, qui, bien que mentionnĂ©s, ne sont que peu expliquĂ©s par les Ă©crits, peuvent trouver un Ă©clairage dans la tradition orale. Il en est de mĂŞme des faits et gestes des Innus quand ils Ă©taient Ă  l’intĂ©rieur des terres, loin des regards des EuropĂ©ens, qui ne frĂ©quentaient que la cĂ´te. 

Deux peuples, deux façons de raconter ce qui fut, pour les uns, l’aube de la Nouvelle-France, et pour les autres, le dĂ©but du bouleversement profond de leur vie Ă©conomique, politique et culturelle. En soi, cela n’a rien d’étonnant. Anglophones et francophones du Canada ne relatent pas non plus l’histoire de la mĂŞme façon. Peuples dominants et peuples dominĂ©s n’ont pas la mĂŞme version des Ă©vènements qui les ont opposĂ©s. Et, Ă  l’intĂ©rieur d’un mĂŞme peuple, il existe bien entendu des interprĂ©tations divergentes des mĂŞmes Ă©vènements selon les historiens (Vincent, 2002 : 102).

Toutefois, ici, deux autres difficultĂ©s s’ajoutent : d’une part, nous avons affaire Ă  deux cultures entièrement distinctes et, donc, notamment, Ă  deux conceptions du temps et Ă  deux façons diffĂ©rentes d’identifier les Ă©vènements Ă  retenir ; d’autre part, nous disposons de deux mĂ©dias peut-ĂŞtre difficiles Ă  concilier : le document et la parole. Alors se dresse l’obsĂ©dante question de la fiabilitĂ© de la tradition orale.

La tradition orale est-elle crĂ©dible ?  

La tradition orale, dit-on, évolue et se transforme au gré de l’imagination des conteurs. Or, dans le cas de la culture innue au moins, il existe des règles qui assurent la fiabilité des récits. Tout d’abord, les conteurs ont l’habitude de fournir leurs sources, indiquant qui leur a raconté tel récit et de qui cette personne le tenait. S’ils doutent de l’origine d’un texte, ils n’hésitent pas à le signaler.

En second lieu, un récit de type historique est un récit collectif commun à plusieurs familles et à plusieurs communautés ; lorsqu’il est raconté devant des ainés, ceux-ci soutiennent le conteur tout en vérifiant si sa version correspond bien à celle qu’eux-mêmes connaissent. En troisième lieu, tout conteur se doit de respecter les règles linguistiques utilisées pour rapporter les faits.

Ayant examinĂ© les « stratĂ©gies stylistiques et grammaticales » Ă  l’œuvre dans la rĂ©citation des tipatshimuns, Drapeau conclut, elle aussi, Ă  l’existence d’un « processus d’archivage de l’information » qui, comme nous l’avons vu plus haut, identifie la source de cette information et son trajet jusqu’au locuteur (Drapeau, 1984 : 24, 35). L’obligation de respecter ces règles linguistiques d’une gĂ©nĂ©ration Ă  l’autre assure la stabilitĂ© du rĂ©cit. On peut donc dire que, loin d’inventer leurs textes, les Innus qui relatent des Ă©vènements du passĂ© exercent sur leurs sources leur propre critique et se sentent responsables de la fiabilitĂ© des rĂ©cits qu’ils transmettent. 

Un autre reproche adressé à la tradition orale est qu’elle livre non pas des informations sur des évènements anciens, mais plutôt des interprétations actuelles de ceux-ci. En ce domaine, tradition orale et histoire écrite peinent dans les mêmes sables mouvants. Nombre d’auteurs se sont interrogés sur la construction de l’histoire tout comme sur l’invention de la tradition (voir, entre autres, Hobsbawm et Ranger, 1983 ; Veyne, 1971 ; Hartog, 2005).

Seuls l’extrême prudence du chercheur et le fait d’associer la critique interne, lorsque faire se peut, à une critique externe soignée peuvent pallier cette difficulté ; et cela est aussi vrai pour celui qui travaille en histoire écrite que pour celui qui travaille en tradition orale.

Dans le cas des traditions orales autochtones, s’ajoute une autre difficultĂ© : celle de la traduction, puisque les rĂ©cits oraux doivent ĂŞtre recueillis dans la langue maternelle de ceux qui les content. 

Sans insister davantage sur cette question pourtant cruciale, disons que, tout en admettant qu’aucune traduction ne peut être parfaite, le lecteur de recueils de textes issus de traditions orales a intérêt à s’informer sur le chemin parcouru entre leur récitation dans une langue autochtone et leur apparition dans un livre en français ou en anglais (mention du nom de l’auteur, de celui de sa communauté, de la date à laquelle il a été enregistré — s’il l’a été —, de la langue dans laquelle le récit a été conté, du nom du traducteur, de la méthode employée, de l’existence ou non d’une transcription dans la langue d’origine, etc.).

La tradition orale, le produit d’une culture 

Comme on l’a vu plus haut, le récit de Uepishtikueiau est situé dans une séquence temporelle. Il fait partie des récits sur les Anciens, c’est-à-dire sur ceux qui vivaient à une époque où les Innus n’avaient recours qu’à eux-mêmes et à leur savoir pour vivre (Vincent, 1991). Pour comprendre comment les évènements relatés s’inscrivent dans le passé, il faut avoir une idée du découpage du temps propre à la culture innue. Ce découpage n’est pas fondé sur un décompte d’années, mais plutôt sur une succession de grandes plages de temps caractérisées par des modes de vie différents.

Le conteur innu, tout en sachant que son récit relate des évènements qui se sont passés à l’époque des Anciens, dits Tshishe-tshashinnuat, ne se préoccupe pas, contrairement à un historien occidental, de l’année où ils ont eu lieu. On remarquera aussi que, sauf dans de très rares cas (héros culturels, grands chamanes), les personnages des récits ne sont pas nommés. Ce qui importe, c’est la fonction des acteurs.

En fait, les Ă©vènements qui sont racontĂ©s dans les rĂ©cits de type historique semblent avoir Ă©tĂ© retenus parce qu’ils sont symptomatiques de phĂ©nomènes qui se rĂ©pètent sans cesse ou pourraient se rĂ©pĂ©ter : la volontĂ© des Ă©trangers de faire des incursions en territoire innu, par exemple, et d’en exploiter les ressources ; le risque que la faune vienne Ă  manquer si on ne la respecte pas ; les luttes de pouvoir entre membres de nations diffĂ©rentes ; la nĂ©cessitĂ© de rĂ©soudre les problèmes de dĂ©viance, etc.

Ces diffĂ©rences rendent difficile la mise en parallèle avec l’histoire Ă©crite, construite notamment sur la base d’évènements placĂ©s sur une ligne du temps dĂ©coupĂ©e en annĂ©es, d’acteurs nommĂ©s et de faits situĂ©s dans une chaine de relations de cause Ă  effet (Vincent, 2002). 

Mais il y a plus. Brièvement, disons que, pour comprendre un rĂ©cit innu, il faut tenir compte, entre autres, de diffĂ©rentes oppositions Ă  l’œuvre dans la culture9 et des critères servant Ă  dĂ©finir diverses rĂ©alitĂ©s10. Tout savoir sur le passĂ© est enracinĂ© dans son substrat culturel, qu’il s’agisse des mots pour l’exprimer, du poids symbolique de certaines images, des liens avec d’autres Ă©lĂ©ments du savoir et avec l’ensemble du système de reprĂ©sentations… Ces rĂ©alitĂ©s et les prĂ©cautions qu’elles suggèrent devraient ĂŞtre Ă©videntes (Vincent, 2002 : 103-104).

En fait, elles ne sont ni comprises ni acceptĂ©es. Pourtant, comme le signale Toby Morantz (2001 : 50), arracher de tels rĂ©cits Ă  leur « habitat culturel » risque d’induire des distorsions auxquelles les historiens devraient prendre garde. 

Les traditions orales des Premières Nations peuvent-elles contribuer à la connaissance de l’histoire du Québec ? Incontestablement. À condition de les respecter intégralement et de ne pas tenter de les fondre dans une histoire unique et assimilatrice. À condition, donc, d’admettre que plusieurs façons de concevoir le passé peuvent se côtoyer (Nabokov, 2002), et que cette juxtaposition d’éclairages différents contribue même à enrichir les connaissances des uns et des autres sur le passé.

Mots-clés

Histoire orale : Histoire essentiellement rĂ©digĂ©e Ă  partir de tĂ©moignages oraux recueillis auprès de contemporains des Ă©vènements relatĂ©s. L’histoire orale rapporte donc des Ă©vènements relativement rĂ©cents (XXe siècle), contrairement Ă  la tradition orale.

Sources orales : RĂ©cits et autres types d’informations (souvenirs, autobiographies, gĂ©nĂ©alogies, etc.) transmis par voie orale et sur lesquels il est possible de s’appuyer pour documenter les Ă©vènements passĂ©s.

Tradition orale : Ensemble de rĂ©cits et autres types d’informations constituant un savoir collectif transmis par voie orale de gĂ©nĂ©ration en gĂ©nĂ©ration. Ces informations se rapportent Ă  des Ă©vènements parfois très anciens, qui ont Ă©tĂ© racontĂ©s aux locuteurs, mais dont ceux-ci n’ont pas Ă©tĂ© tĂ©moins.


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VEYNE, Paul, 1971 : Comment on Ă©crit l’histoire, Éditions du Seuil, Paris.

VINCENT, Sylvie, 1982 : « La tradition orale montagnaise. Comment l’interroger ? », Cahiers de Clio, Centre de pĂ©dagogie de l’histoire et des sciences de l’homme, Bruxelles.

VINCENT, Sylvie, 1991 : « La prĂ©sence des gens du large dans la version montagnaise de l’histoire », Anthropologie et SociĂ©tĂ©s, vol. 15, no 1, p. 125-143.

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VINCENT, Sylvie, 2009 : « Les sources orales innues : la fondation de QuĂ©bec et ses consĂ©quences », dans Yves CHRÉTIEN, Denys DELĂ‚GE et Sylvie VINCENT, dir., Au croisement de nos destins. Quand Uepishtikueiau devint QuĂ©bec, Recherches amĂ©rindiennes au QuĂ©bec, MontrĂ©al.

WIGET, Andrew, 1985 : Native American Literature, Twayne Publishers, Boston.

Sylvie Vincent est une anthropologue et ethnologue canadienne québécoise.

Cet article est apparu Ă  l'origine dans la revue Enjeux de l’univers social, volume 14, numĂ©ro 1, p.35-39. La revue est publiĂ©e par l’Association quĂ©bĂ©coise pour l’enseignement en univers social (AQEUS). 

L’association quĂ©bĂ©coise pour l’enseignement en univers social est une association qui regroupe au sein du mĂŞme regroupement autant ceux qui enseignent en univers social (primaire), qu’en histoire, en gĂ©ographie, en monde contemporain et en Ă©ducation financière (secondaire). Elle regroupe autant des enseignants que des conseillers pĂ©dagogiques, des enseignants du collĂ©gial, des didacticiens universitaires, des retraitĂ©s et des Ă©tudiants universitaires. Elle rĂ©pond ainsi au vĹ“u d’un grand nombre d’enseignants de retrouver sous la mĂŞme enseigne les disciplines et les programmes de l’univers social.


Notes

1.   Voir, par exemple, La lĂ©gende des Camisards, de Philippe Joutard (1977).

2.   Les Innus, autrefois appelĂ©s « Montagnais », font partie de la très grande famille algonquienne, qui, au QuĂ©bec, comprend aussi les Cris, les Naskapis, les Algonquins, les Atikamekw, les AbĂ©naquis, les MalĂ©cites et les Micmacs. Ils comptaient, en 2007, un peu plus de 16 000 personnes rĂ©parties dans 9 communautĂ©s au QuĂ©bec. Deux autres communautĂ©s innues se trouvent au Labrador. Les informations concernant les Innus sur lesquelles se fonde ce texte proviennent de travaux effectuĂ©s depuis les annĂ©es 1970 dans les communautĂ©s de Pessamit, Uashat - Mani-utenam, Ekuanitshu, Nutashkuan, Unaman-shipu et Pakut-shipu.

3.   L’enregistrement des rĂ©cits a Ă©tĂ© fait en collaboration avec JosĂ©phine Bacon, qui en a par la suite assurĂ© la traduction.

4.   Copie de passages de la Bible, lettres aux autoritĂ©s gouvernementales (Mailhot, 1992 : 9-11) et aussi messages laissĂ©s en chemin, Ă  des endroits oĂą l’on savait que passeraient d’autres personnes.

5.   Les Iroquoiens (au QuĂ©bec, les Wendats et les Mohawks) reconnaissent plutĂ´t quatre catĂ©gories de rĂ©cits.

6.   Plusieurs anthropologues (moi y compris) ont cru que atanukan et tipatshimun sont deux genres bien distincts. On se rend compte aujourd’hui que l’on a plutĂ´t affaire Ă  un continuum. Si certains rĂ©cits sont nettement des atanukans, tandis que d’autres sont clairement des tipatshimuns, il en existe qui sont plus difficiles Ă  classer. Les conteurs eux-mĂŞmes ont parfois du mal Ă  le faire. Cette question n’est pas entièrement Ă©lucidĂ©e pour l’instant, mais, chose certaine, la recherche nous invite Ă  nuancer nos affirmations premières (voir, par exemple, Scott, 1983 : 21 ; Leroux, 1994 : 231).

7.   On trouvera une version plus dĂ©taillĂ©e de ce rĂ©cit dans Vincent, 2009.

8.   Voir Cook, 2013.

9.   Ce fait est aussi soulignĂ© par les historiens. Les Français Ă©taient Ă  peine une trentaine en 1608, alors que les AmĂ©rindiens qui sĂ©journaient l’Ă©tĂ© dans la rĂ©gion de QuĂ©bec Ă©taient environ 1 500 (Delâge, 2009 : 29-30) ; ils Ă©taient Ă  peine une centaine 20 ans plus tard, mais ils se multiplièrent bientĂ´t beaucoup plus rapidement. Au cours de la deuxième moitiĂ© du XVIIe siècle (entre 1663 et 1706), la population française de la rĂ©gion de QuĂ©bec tripla, passant de 1 976 Ă  6 951 habitants (Parent, 1985 : 586).

10.   Par exemple, l’opposition entre le littoral et l’intĂ©rieur des terres ou l’opposition entre animaux indiens (caribou, castor, lagopède…) et animaux blancs (vache, porc, poule…).

11.   Mentionnons par exemple, parmi les critères servant Ă  dĂ©finir les Ă©trangers, l’alimentation, la technologie, le type de pouvoir, la distance linguistique (Vincent, 1982).

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